C’était il y a 18 ans, le Premier ministre Michel Rocard intervenait devant les Députés français au sujet de l’immigration-intégration. Peu importe que l’on partage ou non son positionnement politique, Michel Rocard est, à mon humble avis, une personnalité dont les analyses incitent le plus souvent à la réflexion et au questionnement. Il est terrible de constater que ses recommandations de sagesse n’auront jamais été suivies d’effet, mais que sa prophétie se sera, elle, malheureusement accomplie. On mesure combien notre classe politique, de gauche comme de droite, a été dans l’incapacité de remplir la première de ses missions, celle de préserver la France « des déchirures graves et durables du tissu social français », comme l’exprime Michel Rocard. Malgré cela, je continue de croire, comme je l’ai écrit dans le Puzzle de l’intégration, que « le peuple français va se ressaisir ».
Je vous cite ci-dessous quelques extraits de l’allocution de Michel Rocard. Si vous le souhaitez, vous pourrez la lire ici dans son intégralité.
Intervention de Michel Rocard, Premier ministre, à l’Assemblée nationale, le 22 mai 1990
« Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Députés,
La France s’est réveillée à Carpentras avec un goût de cendres à la bouche. Il y avait donc pire que les attitudes racistes, le déni de mémoire, il nous a fallu découvrir l’horreur des sépultures violées, le supplice infligé aux morts. Cette transgression inouïe nous a laissés en état de choc. Mais le soulèvement civique des Français face à l’horreur nous donne des raisons d’espérer.
Partout en France, des jeunes et des moins jeunes, des citoyens de toutes conditions, de toutes confessions et de toutes idéologies se sont levés presque instinctivement pour faire barrage.
Ce sursaut national, s’il emprunte aux meilleures traditions de la France dont nous sommes fiers, nous crée à nous, hommes et femmes politiques, des responsabilités particulières.
Certes, on n’abolira pas en quelques semaines un climat délétère fait de peurs irrationnelles habilement exploitées, de fantasmes nourris par des données sciemment déformées, d’exaspérations individuelles, sensibles aux discours insidieux sur l’exclusion. I1 y faudra du temps, une mobilisation continue des consciences politiques et morales, bref il faudra au quotidien et en actes faire vivre nos valeurs.
Notre responsabilité, ici Gouvernement et Assemblée Nationale réunis, est de nous accorder non pas nécessairement sur la totalité des politiques mais sur les données du problème, sur une méthode, une démarche, je dirais presque une éthique du bien public.
Nous devons cela à nos concitoyens, pour que le soulèvement civique perdure, diffuse et s’approfondisse.
[…]
Aujourd’hui, pour peu que l’on remonte aux arrières grands-parents, un Français sur trois est d’ascendance étrangère.
L’intégration s’est donc réalisée. Les discriminations liées à l’origine ont pu être peu à peu surmontées. La France ne présente pas le visage d’une société faite de Communautés juxtaposées.
[…]
Il a fallu que les immigrés supportent des humiliations, consentent les efforts que demandait l’intégration. Au quotidien, elle a été tissée de multiples incompréhensions, d’une foule de petits heurts entre les populations qui ont fait la France. Les tensions ont été parfois vives. Nous nous devons de rappeler les émeutes contre les ouvriers italiens à la fin du siècle dernier, la xénophobie violente des années trente, les attentats contre les maghrébins plus récemment.
Mais, encore une fois, l’intégration s’est faite. La France a su trouver dans ses valeurs, dans ses institutions, la capacité de demeurer elle-même.
[…]
Nous devons aujourd’hui assurer le triomphe de la conception républicaine, ouverte, de la Nation, celle qui assure des droits pour chacun et fait accepter des devoirs pour tous. "Il n’y a qu’une histoire de France !", disait le Général de Gaulle en 1964 et l’immigration fait partie de cette histoire.
L’intégration qui est seule conforme au génie français, demande un effort de la population accueillante et une volonté de la population accueillie pour surmonter les difficultés réelles de la cohabitation. Il revient aux responsables politiques, aux élus de la Nation d’exprimer clairement les termes du contrat d’intégration : la collectivité nationale doit reconnaître aux résidents d’origine étrangère des droits, dont il faut assurer la réalisation effective, mais ceux-ci doivent assumer tous les devoirs de la règle commune.
Nous devons affronter les réalités d’aujourd’hui en ayant présents à l’esprit les enseignements de notre histoire. Ils nous indiquent où est le chemin, où sont nos ressources et nos moyens. Pour mettre en oeuvre une politique cohérente, il faut y ajouter un diagnostic exact sur notre présent.
Le fait majeur, qui domine les problèmes que nous rencontrons, tient à ce que la France n’est plus une terre d’immigration. Nous ne pouvons plus, en effet, recevoir un flux massif et incontrôlé sans que cela n’hypothèque gravement et tout ensemble d’abord l’équilibre social de la Nation, ensuite les chances d’intégration des étrangers installés, enfin l’avenir même de nouvelles vagues d’arrivants et des pays d’où ils viennent.
[…]
C’est justement pour assurer le respect de nos valeurs et préserver efficacement la dignité des étrangers eux-mêmes que nous ne devons en accueillir qu’autant que nous pouvons en intégrer.
A partir de ces constats, nous devons affirmer les principes qui conduisent et continueront d’inspirer la politique de notre pays.
[…]
Je ne ferai pas l’injure aux gouvernements qui nous ont précédés de croire qu’ils sont restés inertes. Nous non plus évidemment.
Refoulements aux frontières, réforme de l’OFPRA, répression du travail clandestin, tout cela commence à produire des effets tangibles.
[…]
Il reste d’une part que ces solutions exigent toujours du temps et d’autre part qu’on doit inlassablement chercher à les améliorer, à les compléter, à les accélérer.
[…]
Ce débat n’est pas législatif et ne peut donc se conclure par des décisions juridiques.
Mais il peut créer l’état d’esprit propice à l’action consensuelle et dépassionnée qu’exigent l’importance et la gravité du sujet.
Nous sommes prêts à parler de tout, loyalement, sérieusement, sereinement.
[…]
On a beaucoup parlé à ce propos du droit de vote des étrangers aux élections locales.
Tout le monde sait que les socialistes l’ont inscrit au nombre de leurs espérances comme aboutissement d’une intégration pleinement réussie, et nous n’en sommes certes pas là.
Tout le monde doit se rappeler également que le Président de la République lui-même, dans sa Lettre à tous les Français, affirmait son souhait de voir la chose se faire un jour, mais prenait acte, quitte à le déplorer, de ce qu’une grande majorité des Français y sont hostiles.
Pour ma part je m’en suis toujours tenu à cette ligne. Et sans même exciper du préalable constitutionnel, sans m’arrêter aux obstacles politiques pourtant évidents, j’ai adhéré au constat de la Lettre à tous les Français.
[…]
Pour en revenir au droit de vote des étrangers, je suis bien décidé, en ce qui me concerne, à ne pas plus en parler demain que je ne l’ai fait hier. Et j’apprécie à sa juste mesure l’effort fait par les instances du Parti socialiste pour s’engager officiellement dans la même voie, quitte à affronter à ce propos quelques difficultés qu’il saura surmonter.
Dès lors, il ne dépend plus que de vous de faire quitter à ce thème le devant de la scène.
Pour le reste, que je crois plus important, il y a deux scénarios possibles.
Premier scénario : les intérêts politiciens à court terme l’emportent. Malgré l’importance du problème chacun cherche avant tout à prendre le pas sur l’autre, consacre les ressources de son imagination non à chercher des solutions mais à prouver que l’autre est responsable, disqualifie tout effort de convergence et de réalisme, multiplie les querelles de préséances, de préjugés et subordonne toute discussion à la renonciation préalable de l’autre à toutes ses convictions.
Et l’aboutissement est connu : dans quelques années d’ici l’efficacité des efforts aura été certes pas anéantie mais largement entamée, l’impression d’échec sera dominante quelle que soit la réalité, et chaque camp renverra sur l’autre la responsabilité rétrospective des dégâts constatés. Au premier rang de ceux-ici figureraient alors des problèmes considérables et insolubles, des déchirures graves et durables du tissu social français et, accessoirement car cela deviendrait accessoire au regard de ce qui précède, nous déplorerions tous une nouvelle progression des idées les plus fausses qui sont aussi les plus indignes. Nous n’aurions plus alors en commun que les yeux pour pleurer.
Second scénario : dès demain ou après-demain, à la lumière de ce débat et de vos réactions au rapport, j’adresse à tous les dirigeants invités à Matignon un document retraçant l’ensemble des orientations ou propositions évoquées aujourd’hui par les divers orateurs, en distinguant celles qui semblent faire déjà l’objet d’un accord, celles sur lesquelles un accord est possible, celles sur lesquelles il n’y a pas d’accord.
[…]
Ces différences et ces discordes qui nourrissent l’opposition entre gauche et droite sont naturelles et saines. Mais il est des sujets et il est des moments qui exigent qu’on s’élève au-dessus des divisions, ou au moins qu’on essaye de bonne foi.
[…]
D’ores et déjà j’insiste cependant sur un point fondamental à mes yeux : nous ne pourrons réussir l’intégration des étrangers qu’à condition de réussir celles des Français exclus ou marginalisés. Nous ne pourrons apporter de réponses aux difficultés cumulées que rencontrent les étrangers qu’en répondant aux difficultés de même nature que rencontrent des Français.
C’est contre toutes les exclusions que nous devons lutter ainsi, et celles qui frappent des Français en situation difficile ne sont certes pas moins graves ou moins prioritaires que celles qui affectent les étrangers. Au demeurant, les remèdes sont souvent les mêmes, qu’il s’agisse de formation, d’emploi ou de logement, et c’est pour ces remèdes que nous devons nous battre indépendamment de l’origine de ceux qui en bénéficieront et qui ne seront pas tous des étrangers, loin s’en faut.
Si la tâche qui nous attend est immense, s’il n’y a guère de solution simple, je ne connais pas d’exemple dans notre histoire d’un défi que la France ait relevé sans succès. Dès lors qu’est fixée une direction claire et conforme à son génie propre, notre peuple est capable de venir à bout de n’importe quelle difficulté et d’étonner le monde.
Nous ne pouvons pas - hélas - soulager toutes les misères de la planète.
Nous pouvons - heureusement - intégrer harmonieusement ceux qui vivent régulièrement sur notre territoire et entendent y rester.
[…]
Mais qu’on ne compte pas sur nous pour nous décharger de l’ensemble des problèmes sur une commission de sages, si compétents soient-ils.
Car je refuse de croire définitivement inconciliables la politique et la sagesse.
C’est donc pour une fois l’ensemble des forces politiques parlementaires que j’invite à être ces sages lucides et volontaires, responsables et pondérés dont la France et les Français ont un besoin urgent. »