Extrait de mon dernier ouvrage "Les dindons de la farce" (Albin Michel)
La Table ronde a permis la fluidité. Nul ne s’est plus senti exclu et « le haut placé s’est trouvé sur le même pied que le bas placé car il n’y eut plus de “haut bout” et partant, plus de querelles ». Si chacun peut tourner autour de la table, alors tout devient possible pour tous. Ainsi, la Table ronde a mis fin à « des échauffourées stupides, des duels et des meurtres qui ensanglantaient les plus beaux festins ».
Dans ses conclusions de sociologie générale et de morale, Marcel Mauss, fondateur de l’anthropologie en France, ne manque pas de tirer les enseignements des Chroniques d’Arthur et La Légende des Chevaliers de la Table ronde, cette table dont la finalité est en réalité que nul au sein de la communauté ne puisse se sentir exclu et, par extension, que chacun participe aux échanges et perçoive ainsi sa propre utilité. En un mot, qu’il se sente exister car reconnu, et cela passe par la mise en relation avec les autres grâce à l’échange. Tout homme a besoin de se sentir intégré dans le flux des échanges et des relations.
En bon anthropologue, Marcel Mauss a procédé à l’étude comparative du fonctionnement de diverses sociétés pour tenter d’identifier les formes du contrat social qui lie les individus entre eux et leur permet de fonctionner ensemble de manière harmonieuse. Il en a tiré une myriade d’enseignements plus riches les uns que les autres. Il a décelé, analysé et compris le rôle déterminant joué par le don, dans la qualité des relations au sein du groupe. Il ne s’agit pas ici du don au sens de l’aumône qui instaure une hiérarchie entre les êtres et installe de ce fait des rapports asymétriques, mais du don qui respecte l’autre en prenant en considération le besoin de reconnaissance et le respect de la dignité. Mauss a démontré que cela passe nécessairement par la participation active de chacun à la chaîne des échanges de biens. Intégrer l’autre implique en effet que chacun, au sein de la communauté, puisse participer aux modalités du don et à sa fluidité.
Au sein de toute communauté organisée d’êtres humains, l’échange est à la base des activités sociales et, pour Mauss, le don et le contre-don fondent, assoient le contrat social. Pour que la chaîne fonctionne, l’obligation de donner doit s’accompagner de l’obligation de recevoir et, enfin, de rendre. Celui qui reçoit le don doit l’accepter, et celui qui a donné et a de ce fait initié la chaîne doit à son tour accepter le contre-don. Bien sûr, cette relation qui s’instaure et s’illustre en un « donner-recevoir-rendre » est libre. Il ne s’agit pas de rendre à l’identique ce qui nous a été donné, ce qui serait le plus souvent impossible, mais de rendre à proportion de ses propres facultés. Car ce qui importe, c’est que chacun devienne acteur de ce processus dynamique et foisonnant qui vise à instaurer des relations fluides, tout en empêchant l’établissement de relations et interactions sociales déséquilibrées qui sont le terreau propice à un fonctionnement de dominant à dominé.
Pour éviter que de telles relations inégalitaires s’installent au sein de la société au détriment de relations d’interdépendance fluides et harmonieuses où chaque être se sent utile, Mauss, qui s’est engagé sur le plan politique aux côtés de socialistes tels que Jean Jaurès ou Léon Blum, affirme qu’« il faut que l’individu travaille. Il faut qu’il soit forcé de compter sur soi plutôt que sur les autres. D’un autre côté, il faut qu’il défende ses intérêts, personnellement et en groupe. L’excès de générosité et le communisme lui seraient aussi nuisibles et seraient aussi nuisibles à la société que l’égoïsme de nos contemporains et l’individualisme de nos lois ».
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Placer l’autre dans une incapacité de rendre a aussi pour effet de le maintenir dans une position d’infériorité. Cette impossibilité de restituer tout ou partie d’un don devient à la longue une humiliation qui nourrit une formidable frustration, laquelle peut conduire à l’expression de violences au sein de la société ; une façon de se venger. La violence qui se déploie, désormais, en terres occidentales contre les Occidentaux perçus comme des privilégiés, doit aussi être analysée sous cet angle.
Aux enfants de l’immigration extra-occidentale, en particulier musulmane, qui sont pour la plupart issus de milieux désargentés, il n’est guère laissé d’autre choix que d’endosser le costume de « diversité » qui les maintient bien à l’écart de la communauté nationale et les situe d’office en position d’inférieurs, dignes de l’aumône ou d’une oeuvre de charité. Les enfants d’immigrés sont ainsi placés dans une situation inextricable : refuser ce « tatouage », c’est prendre le risque de se trouver relégué, puisqu’un pauvre qui refuse l’aumône ne présente plus d’intérêt pour le riche qui en a besoin pour maintenir sa position supérieure ; l’accepter, c’est faire apparaître la matérialité de la mise à distance et de
l’exclusion. À de nombreuses reprises, j’ai pu en faire le constat. Pour un enfant de l’immigration, faire pitié constitue en effet le meilleur des passeports : c’est le profil idéal.
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Marcel Mauss aurait pu tout aussi bien observer le fonctionnement de sociétés musulmanes, dans lesquelles sa thèse trouve sa pleine traduction. L’hospitalité orientale n’est pas un mythe. Le coeur se pose spontanément sur la main, y compris chez les démunis eux-mêmes. Le besoin de donner et les gestes de solidarité y foisonnent. Je peux en témoigner pour les avoir vus se déployer durant de longues années. Chacun fait des présents à l’autre sans nécessairement en escompter de retour, car la chaîne du don/contre-don étant établie, le retour viendra de toute façon d’un membre de cette chaîne aux innombrables ramifications. J’avais observé qu’il n’était point besoin de calendrier pour dicter le tempo, même si la fin du mois de ramadan amplifiait la circulation des dons, qui prenaient alors la forme d’assiettes garnies de nourriture, dont les fameuses pâtisseries orientales que chaque foyer s’applique à préparer avec application et sérieux. Et ce qui est extrêmement intéressant et que j’ai bien retenu, c’est que les dons transcendent les classes sociales. Le nanti accepte de recevoir un don de la part du démuni, ne serait-ce que quelques bouchées de gâteau. La différence de classe sociale ne constitue ni un obstacle infranchissable ni une frontière…
L’absence de fluidité dans le don/contre-don « libre et gratuit », selon l’expression de Mauss, est le terreau sur lequel la solitude se répand en Occident, entamant de manière profonde sa cohésion sociale et, par ricochet, sa cohésion nationale.
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