Prenons le cas de l’Algérie. J’y ai vécu deux périodes distinctes. Une où sévissait la pauvreté, mais où les familles vivaient librement et dans la sérénité. Une forme d’insouciance heureuse y régnait. Une autre où la libéralisation balbutiante de l’économie a permis à une poignée de familles de s’enrichir, au niveau de vie global de s’élever, mais qui s’est accompagnée de l’arrivée progressive d’enseignants venus d’Égypte ou encore de Syrie. En plus de la langue arabe, ils apportaient dans leurs bagages l’idéologie à laquelle Gamal Abdel Nasser s’était retrouvé confronté, qui allait conduire les Algériens à la division, pour finir par les dresser les uns contre les autres.
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Je me souviens d’une période en Algérie – cela n’a pas du tout toujours été le cas – où porter dans la rue un simple décolleté pouvait déclencher des insultes dans le meilleur des cas, et même parfois des jets de pierres. Le port d’un jean ou de tout pantalon qui pouvait être jugé serré, a fortiori lorsqu’il n’était pas dissimulé sous une longue chemise, mettait la pauvre malheureuse à la merci de mains baladeuses, en pleine rue. L’agression était perçue comme normale. « Fallait pas chercher » : cette sentence, on l’entend désormais sur le territoire français.
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Lorsque j’étais lycéenne, sitôt les portes du bus ouvertes, nous nous ruions contre les parois pour y plaquer nos fesses, tandis que nous posions très vite nos cartables devant nous pour protéger notre intimité. C’était un cauchemar que de se vivre continuellement comme une proie potentielle. Il y a quatre ans, tandis que les images des yeux fiévreux de beaucoup d’hommes massés sur la place Tahrir, au Caire, défilaient sur nos écrans à l’heure des journaux télévisés, ce sont ces images qui sont remontées à ma mémoire. Cela créait un douloureux contraste avec les propos creux que déversaient journalistes, politiques et pseudo-experts au sujet d’une prétendue quête éperdue de liberté. Selon eux, nous assistions en direct à l’éclosion des bourgeons du printemps. La suite est connue.
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Ce qui peut parfois sembler incompréhensible, c’est le rôle que les mères jouent dans l’asservissement de leurs filles, ce qui perpétue le processus. Là aussi, de nombreuses études existent qui permettent de mieux comprendre. Les mères jouent leur place au sein du groupe. Elles ne sont pas nécessairement les alliées de leurs filles, qui représentent un danger pour la position sociale de leur mère.
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Si ce sont des hommes qui sont les gardiens du temple, les geôliers se trouvent être en l’occurrence le plus souvent des geôlières.
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C’est pourquoi, là aussi, les approches simplistes qui se focalisent sur la seule aide aux femmes, laissant de côté les pères et leurs fils, étaient d’avance vouées à l’échec. C’est dans le rôle attribué aux garçons, donc dans la question culturelle et identitaire, qu’il convient de chercher l’une des principales sources de l’écart extrêmement important que l’on observe entre la réussite scolaire des filles et celle des garçons, qui se reflète sur les taux de chômage. Se focaliser sur des conséquences tout en refusant systématiquement d’analyser les sources est on ne peut plus stérile.
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Définition des diaporas par Chantal Bordes-Benayoun et Dominique Schnapper : « peuples qui gardent un sentiment de leur unité malgré l’éclatement géographique ».
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La société française a préféré retenir d’elle-même une histoire fausse, à savoir que l’intégration des migrants intra-européens a fini par se faire pour la majorité d’entre eux. Or, comme l’a mis en lumière l’historien Daniel Lefeuvre, qui s’est appuyé sur les travaux de Pierre Milza, ce n’est pas exact : par exemple, seul un Italien sur trois du flux transalpin pour la période 1870‑1940 a fait souche en France. Au Haut Conseil à l’intégration, nous l’avions auditionné. Au cours de notre long et riche échange, il avait eu à coeur de rappeler la réalité historique, sans l’occulter ni la réduire à l’opinion commune. Parmi les sujets qu’il aborda devant notre auditoire, celui du flux des migrants polonais, pour la période 1920‑1939 ; les recensements laissent apparaître que 42 % d’entre eux étaient repartis. Pourtant, aussi bien en Italie qu’en Pologne, il n’y avait pas eu, entre-temps, d’amélioration économique substantielle qui aurait pu justifier, à première vue, ce retour au pays. Ce qui est systématiquement passé sous silence, c’est l’épreuve que constituent l’exil et les souffrances qu’il peut causer.
Si ce fait n’avait pas été occulté par les faiseurs d’opinion, journalistes et intellectuels médiatiques en tête, les Français auraient déduit que des flux migratoires de cultures plus éloignées de la leur que celle des Italiens ou des Polonais feraient difficilement mieux… La connaissance de cet aspect des migrations précédentes aurait fatalement conduit à une réflexion sérieuse sur les conditions d’assimilation et leur corollaire, l’octroi des papiers d’identité français : l’acquisition de la nationalité française étant censée, de par le Code civil, attester de l’assimilation.
Il y a une croyance aujourd’hui répandue que l’émigration est facile, que l’on peut déplacer les personnes sans dommage, que l’on peut vivre indifféremment partout, pour peu que le bien-être matériel soit au rendez-vous. C’est oublier une réalité humaine : l’exil, c’est souvent un exil au mieux choisi à contrecœur, et cette nostalgie du pays, et de ceux qu’on a laissés derrière soi, est transmise aux descendants.
Pourquoi les hommes politiques n’écoutent-ils pas la réalité humaine profonde ? Pourquoi ne veulent-ils pas la prendre en considération dans les décisions politiques ?